Interview d’Etienne Caniard parue sur le site de l’Agence éducation et formation (AEF)
- Brève
- 20 octobre 2015
Alors que le PLFSS 2016 est actuellement examiné par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, le président de la Mutualité Française revient pour l’AEF sur les dispositions du texte touchant les mutuelles. Ainsi, selon Étienne Caniard, le dispositif envisagé pour favoriser l’accès à complémentaire des plus de 65 ans constitue, un frein à la solidarité et à la mutualisation des risques et pourrait fortement déstabiliser les mutuelles, qui couvrent actuellement 70% des retraités. Il revient également sur l’article 39 prévoyant d’encadrer davantage les délégations de gestion et l’article 12 prévoyant le transfert aux Urssaf du prélèvement des contributions maladie-maternité des libéraux non médicaux d’ici le 1er janvier 2018. Pour Étienne Caniard, ces dispositions reviennent à ignorer la valeur ajoutée des complémentaires santé en matière de régulation du système.
AEF : L’article 21 du PLFSS prévoit la mise en place de contrats de complémentaire santé spécifiques pour les plus de 65 ans. Cette mesure a suscité des critiques de la part d’un certain nombre d’organisations, y compris de la vôtre…
Étienne Caniard – Il est utile de rappeler au préalable quelle avait été notre demande lors du Congrès de Nantes : nous avions insisté sur le fait qu’il ne fallait pas mettre en place un neuvième dispositif ciblé qui segmente encore plus les populations, mais plutôt une réponse globale assurant une vraie mutualisation et une solidarité intergénérationnelle. Or la réponse apportée finalement par les pouvoirs publics aboutit à une segmentation supplémentaire, qui porte en plus le risque de créer de nouvelles exclusions au sein de la population des retraités elle-même. Ainsi, la réponse apportée par le gouvernement ne traite que les symptômes de l’exclusion des retraités de la couverture santé : les pouvoirs publics considèrent que les complémentaires santé sont trop chères, sans s’interroger sur l’origine de ces coûts, en large partie liée à la hausse des taxations (passage de 2,5% à 13,27% entre 2005 et 2012). Avec ce nouveau dispositif, ils placent à nouveau les organismes complémentaires dans une logique de concurrence où le prix serait la seule variable d’ajustement. Mais on ne peut pas imposer artificiellement une baisse de prix tout en verrouillant les autres curseurs (garanties, etc.). Les résultats techniques ne le permettent pas. Dans le meilleur des cas, ce dispositif aboutira à une baisse hypothétique et temporaire des prix de la part d’acteurs pratiquant le dumping pour pénétrer ce marché. Mais évidemment, et assez rapidement, ces prix déséquilibrés, de purs effets d’annonce, seront rattrapés, et cela se retournera contre les retraités eux-mêmes. De plus, la cotisation des plus fragiles et des plus âgés risque d’augmenter encore davantage du fait de cette segmentation accrue. Le gouvernement devra donc étendre les filets de sécurité pour recueillir tous ceux qui sortiront de ce marché.
AEF : Quel impact cette mesure pourrait avoir les mutuelles ?
Étienne Caniard – Cette logique néfaste de concurrence par les prix à l’œuvre ces dernières années revient à refuser de considérer la valeur ajoutée des complémentaires santé en matière de régulation et d’organisation du système. En outre, le gouvernement présente cette mesure sans aucune étude sur l’impact sur les assurés et acteurs de la protection sociale. Alors que 12 millions de personnes sont concernées, je considère que le gouvernement prend une lourde responsabilité en proposant une telle mesure sans en appréhender les conséquences. De plus, si cette politique de segmentation se poursuit, ce sont les acteurs les plus vertueux qui seront pénalisés, à savoir les mutuelles, qui assurent aujourd’hui 70% des retraités. Ma préoccupation porte donc sur l’avenir du monde mutualiste, qui pourrait s’en trouver fortement affaibli. Or il regroupe 85 000 emplois en France et assure des soins de proximité à tarif opposable, dont il serait difficile de se priver. Cette politique constitue un contresens complet des pouvoirs publics par rapport à une vision d’avenir de la protection sociale complémentaire. Les gouvernements successifs tiennent un discours d’universalisation de la couverture santé et pratiquent dans le même temps une politique qui segmente toujours plus. Il faut inverser cette logique.
AEF : Comment souhaiteriez-vous voir le texte évoluer ?
Étienne Caniard – Je lis depuis quelques jours dans la presse que la ministre chercherait une voie de sortie. Si cela montre qu’elle prend conscience que ces mesures ne répondent pas à la question posée, tant mieux. Mais j’attends de voir les modifications apportées au texte. Nous ne nous satisferons pas de modifications à la marge qui laisseraient subsister cette mise en concurrence basée sur des critères de prix. Je note que beaucoup de parlementaires, de la majorité comme de l’opposition, se sont fait l’écho de nos préoccupations et j’espère que les arguments de raison prévaudront durant les discussions.
AEF : Le gouvernement a récemment missionné le chef de l’Igas pour établir un bilan des aides sociales et fiscales attachées aux complémentaires santé…
Étienne Caniard – J’avais moi-même interpellé le président de la République sur ce sujet lors de son passage à notre congrès de Nantes. Il avait reconnu que l’engagement n’avait pas été respecté et qu’il le serait avant la fin de l’année. Mais il est pour le moins paradoxal que ce rapport, censé initialement précéder une généralisation de la complémentaire santé, soit lui-même devancé par des mesures qui devraient justement s’inspirer des conclusions de ce rapport… Je m’interroge sur le calendrier. Le gouvernement doit attendre la conclusion de ce rapport avant d’entamer la mise en place de dispositifs qui segmenteraient encore un peu plus le marché de la complémentaire santé. AEF : Quel avis portez-vous sur la mise en place d’un chèque santé ? Étienne Caniard : Toute mesure permettant l’accès à un dispositif permettant une participation de l’employeur est favorable pour les salariés. Mais nous restons globalement dans le cadre d’une inclusion des assurés limitée au seul monde du travail, ce qui ne répond pas à la question globale.
AEF : Que pensez-vous d’une réforme de la loi Évin, annoncée par la ministre de la Santé, Marisol Touraine ?
Étienne Caniard – Le dispositif actuel fonctionne très mal. Actuellement, une augmentation à 150% du prix nominal du contrat aboutit en réalité à une multiplication par quatre du coût pour l’assuré, du fait de la perte d’exonérations et de la participation de l’employeur. Même en limitant à 100% de ce prix nominal, le coût est encore multiplié par 2,5 : la marche restera donc trop importante pour la plupart des retraités. En outre, cette mesure favorise une nouvelle fois une aide au contrat. Il vaudrait mieux favoriser une aide à la personne, c’est pourquoi nous prônons la solution d’un crédit d’impôt, qui tiendrait compte des différences de situations, notamment de revenus, et qui aurait en plus comme mérite de permettre une convergence des différents dispositifs vers cet outil universel et simple sur le plan conceptuel. C’est la conclusion à laquelle seraient arrivés les pouvoirs publics s’ils n’avaient pas inversé le calendrier, qui prévoit en dernier le rapport devant évaluer l’efficacité de l’actuel système d’aides. Bien entendu, une vision d’ensemble et de long terme des différents dispositifs serait aussi nécessaire pour penser leur convergence progressive sur une dizaine d’années. On ne peut pas régler en quelques mois cette question de l’accès à la complémentaire santé. Il est impensable par exemple de démanteler d’un coup le système d’aides aux contrats collectifs. Mais il faut avoir un système cible.
AEF : L’article 39 sur la protection maladie universelle prévoit de toucher aux délégations de gestion de l’assurance maladie actuellement assumées par les mutuelles pour les fonctionnaires et les indépendants…
Étienne Caniard – Le dispositif qui figure dans cet article 39 permet le retrait de délégation de gestion à une mutuelle de manière ponctuelle. Ce qui est du ressort de la loi reste en l’état. Mais en cas de dysfonctionnement, l’assurance maladie peut retirer la gestion. Je ne vois pas l’intérêt de légiférer là-dessus. Aujourd’hui, la Cnamts a tous les moyens, notamment financiers, d’imposer au gestionnaire des contraintes extrêmement fortes. Je ne crois pas d’ailleurs que l’assurance maladie était demandeuse d’une disposition de ce type. Derrière on voit se profiler la possibilité d’un retrait de délégation de gestion extrêmement rapide. De plus, cette disposition conduit à considérer une fois de plus le rôle de l’assurance maladie et des complémentaires comme purement administratif. La délégation de gestion aujourd’hui, ce n’est pas un enjeu de coûts de gestion, mais de gestion du risque. Il aurait paru beaucoup plus sage d’imposer des contraintes, y compris en termes de résultats, de gestion du risque aux délégataires de cette gestion pour démontrer leur valeur ajoutée. Or aujourd’hui il n’y a aucun débat sur cette question. Aujourd’hui, 11 500 ETP sont employés pour la gestion déléguée de l’assurance maladie dans les mutuelles. Nous avons besoin de visibilité.
AEF : Enfin, l’article 12 du PLFSS 2016 prévoit le transfert aux Urssaf du recouvrement des contributions maladie-maternité de 814 000 professionnels libéraux non médicaux d’ici le 1er janvier 2018, dont une partie était assurée par des mutuelles…
Étienne Caniard – Nous n’avons pas d’opposition de principe au mouvement d’unification des régimes pour tendre à plus d’universalité. Mais il faut voir comment on le fait : le taux de recouvrement est bien supérieur dans les organismes conventionnés par rapport au RSI. Je trouve donc curieux de prendre une mesure pour casser ce qui marche. De plus, les rapports qui se sont succédé sur le sujet (CESE, Cour des comptes, mission parlementaire) réclament plus de stabilité pour le RSI. Là encore, nous avons affaire à des mesures prises dans la précipitation, sans véritable étude d’impact ni pour les assurés ni pour les gestionnaires. Or les bons résultats des organismes conventionnés ne sont pas le fruit du hasard : entre 2008 et 2014, nous avons procédé à une restructuration importante en passant de 62 organismes conventionnés à 19. C’est considérable ! Cette politique a été financée par les organismes gestionnaires. On ne peut à la fois créer de l’instabilité et demander aux acteurs d’investir pour améliorer leurs performances.
AEF : Dans ce contexte très mouvant, vous avez entamé une réflexion sur l’avenir du mouvement mutualiste. Où en êtes-vous ?
Étienne Caniard – Peu de temps après mon arrivée, j’ai engagé cette démarche en lançant un grand projet stratégique dont les conclusions ont été rendues il y a 18 mois. Nous nous appuyons sur cette réflexion pour examiner quatre sujets, très structurants pour le mouvement. Le premier, c’est le rôle et les missions de la fédération, dans un contexte où les enjeux portent sur la gestion du risque, et non plus sur la seule solvabilisation, où la concentration entre les mutuelles est très forte et les frontières entre mutuelles, institutions de prévoyance et mutuelles d’assurance de plus en plus poreuses. Le second, c’est la régionalisation, dans le cadre d’une plus grande territorialisation du système de soins. Nous avons de l’avance sur les autres acteurs de la complémentaire, grâce à nos unions régionales, mais il faut adapter nos structures. Le troisième chantier, c’est nos activités de livre III. Nous avons déjà travaillé sur l’équilibre financier de ces activités sanitaires et sociales. Aujourd’hui il faut avancer sur l’adéquation entre la gouvernance et les responsabilités économiques, ainsi que sur l’organisation de nos réseaux (optique, centres de santé, pharmacie, etc.). Il faut regarder comment ces réseaux peuvent offrir des services non pas seulement aux organismes sur le terrain, mais aussi aux gestionnaires de ce livre III. Par exemple, quand Harmonie et MGEN auront scellé leur union, elles vont gérer entre le quart et le tiers du livre III de la Mutualité. Il paraît inimaginable que les réseaux fassent abstraction de l’existence de gestionnaires de ce poids-là. Le dernier sujet porte sur les relations entre la mutualité et les professionnels de santé. La valeur ajoutée de la mutualité, c’est la diminution du reste à charge des assurés tout en ayant accès à des prestations de qualité. Lors du conseil de la Mutualité du 8 octobre, nous avons fait un point d’étape sur ces chantiers. Ils doivent aboutir à la fin de l’année 2015, pour permettre aux instances de la Mutualité de trouver les leviers sur lesquels agir pour modifier notre gouvernance, notre organisation. Si besoin est, nous soumettrons des modifications statutaires à l’AG de 2016, pour une mise en œuvre dans la deuxième partie de 2016.